Extrait du chapitre 4 du LIVRE NOIR DE LA PUB. Quand la communication va trop loin. Stock2001, par Florence Amalou, journaliste au Monde.
1.Comment les laboratoires pharmaceutiques
sont entrain de détourner la loi sur la publicité. Exemple de la campagne pour
le Viagra en France, calquée sur celle du Prozac (Fluctine)
Londres, 11février 2000. un
encart à la une du magazine Campaign annonce que l’un des plus gros
laboratoires pharmaceutiques du monde, Pfizer, a mis en concurrence quatre
agences de publicité. Des agences grand public, plutôt coutumières des spots
pour pâtes alimentaires que des arguments cliniques nécessaires à la
communication médicale. Que cache cet entrefilet ? La réglementation
européenne, par sa directive de 1992, interdit la pub auprès du grand public
pour les médicaments vendus sur ordonnance.(Les médicaments n’étant pas comparables aux autres
produits de consommation, une directive européenne consacrée à « la
publicité faite à l’égard des médicaments humains » publiée le 31 Mars 1992
indique : »Les Etats membres interdisent la publicité auprès du public
faite à l’égard des médicaments qui ne peuvent être délivrés que sur
prescription médicale, conformément à la directive
92/26/CEE(8) ».
Il semble pourtant que le laboratoire américain ait trouvé un biais.(Selon le cahier des charges, les publicitaires doivent « surmonter un certain nombre de barrières, notamment contourner l’interdiction publicitaire auprès du grand public pour des médicaments vendus sur ordonnance », peut-on lire dans Campaign(11février2000). Il veut donner un coup de fouet aux ventes européennes du Viagra et mettrait entre 65 et 130 millions de francs français sur la table pour pousser sa pilule contre les érections défaillantes.
Comment les publicitaires
vont-ils parvenir, malgré les contraintes réglementaires, à toucher les
« 11% d’hommes âgés de plus de 18 ans » victimes d’impuissances
passagères ? En créant une « maladie » par le canal de la
communication. Cette technique publicitaire, baptisée « campagne
d’éducation », ou « campagne symptôme », ou « campagne
de santé publique », a été développée spécifiquement par les laboratoires
pharmaceutiques. Elle a débarqué en Europe depuis 5 ans. Plongée en apnée
dans le monde feutré et secret de la communication
médicale… :
A l’agence McCann-Erikson où règne une certaine fébrilité, on élabore dans la plus grande discrétion en ce début d’année 2000 la campagne de « santé publique » qui se développera sur l’Europe depuis Londres. Aucun employé de McCann n’acceptera de répondre à mes questions. Tous me renvoient systématiquement vers ce « client »sensible qui interdit toute communication avec son agence. « Vous savez, on a eu des problèmes avant, alors maintenant on ne parle plus », m’explique l’un des publicitaires. Chez Pfizer, on manie une langue de bois vertueuse.
De
« publique », la campagne n’a que l’apparence. Le gouvernement
publique n’y est pas associé. La communication se contente de porter sur la
place « publique » une maladie qui n’existait pas jusque-là. C’est une
stratégie en deux temps : il faut mettre en lumière les symptômes de la
nouvelle maladie afin d’ « éduquer » le consommateur final, et
qu’il fasse pression sur le médecin pour obtenir ce produit qu’il ne peut pas
acheter seul. Ces pratiques sont hypocrites, et construites sur de fausses
vérités. C’est un mensonge collectif bien
organisé.
D’abord une campagne de
publicité met en lumière la nouvelle pathologie auprès des Français. Aux
Etats-Unis, Pfizer dépense près de 200 000 de francs par ans en achat d’espaces
pour faire passer des pubs qui se terminent par le lancinant « ask your
doctor ».La France suit, même si les sommes engagées sont inférieures.
Dans les quatre mois qui ont suivi le lancement du Viagra, plus de trente
annonces dans douze titres (news magazines, titres de santé, presse beauté,
etc.) Il n’était pas question de mentionner le nom du Viagra puisque c’est
interdit par l’article 5050 du code de santé publique. Pfizer se contente de
distiller des informations choisies sur les troubles de la sexualité masculine
et les raisons médicales qui pourraient expliquer
les « défaillances du système érectile ». Le ton est sérieux et
d’une apparente tenue scientifique.
Mais la publicité ne suffit
pas. Le nerf de la guerre, c’est l’utilisation des médias, car ils agissent
comme une formidable caisse de résonance. Peu importe qu’ils soient
enthousiastes ou critiques : ce qui compte, c’est que la presse écrite,
la télévision et la radio hissent ces symptômes au rang de « maladie »
reconnue.
Les journalistes sont invités à des voyages où ils côtoient les leaders d’opinion. Les attachés de presse prennent d’assaut leurs lignes téléphoniques et les ensevelissent sous des dossiers épais et des documents statistiques luxueux…Et ça marche. Pfizer a réussi, pendant les quatre mois de lancement du produit à obtenir six mille mentions de son produit à la télévision, à la radio, et dans les journaux. On peut dire que l’opération fut un succès.(…)
La
campagne « symptôme » organisée pour publiciser le Viagra, n’est
pas une première. En France cette technique a été utilisée auparavant avec
succès par les laboratoires américains Lilly pour faire du Prozac
(Fluctine), leur antidépresseur vedette, le troisième médicament le
plus vendu en France. (Vincent Olivier, « Prozac,
comment la France a avalé la pilule ».L’Express(/ décembre
2000).
Aujourd’hui, les autorités françaises tentent de ralentir
ce nouveau type de communication. La ficelle est trop grosse. On sait, sans le
reconnaître ouvertement, qu’il s’agit d’un habile stratagème pour contourner la
loi…(…)
Mais en Europe ces nouvelles
formes de communication progressent rapidement et à l’insu du plus grand nombre.
Les labos contribuent à la médicalisation croissante de nos sociétés. Ils
montrent ouvertement qu’ils considèrent que les populations sont composées de
patients qui s’ignorent, de consommateurs dont la principale vertu est de
gonfler les chiffres d’affaires. Ils raisonnent en termes économiques et
financiers pour créer des marchés qui n’existent pas dans les pays les plus
riches et ignorer les marchés où les malades sont en nombres mais non
solvables.(…) Les symptômes dramatisés, on nous a expliqué que nous, les
victimes ne sommes pas seules, qu’il s’agit d’un problème qui se soigne, qu’il
existe un remède…bref : « consultez votre
médecin ! »…Cela tombe bien, le médecin a été briffé. »Pour que
ça fonctionne, il faut que la tenaille opère correctement, qu’il n’y ait
pas de possibilité de sortie », explique Didier Brunet, de chez Publicis
Wellcare. Le labo doit donc aussi « travailler » les médecins
prescripteurs…
2. Comment les firmes pharmaceutiques sélectionnent des années à l’avance les médecins susceptibles de devenir des « experts reconnus » à leur solde.
Une étape plus longue, moins visible, a démarré
plusieurs mois avant l’autorisation de mise sur le marché. Elle a consisté pour
le labo à mettre de son côté les médecins susceptibles de prescrire le
produit. « Il faut
informer préalablement le médecin et lui démontrer l’intérêt de la campagne,
soit en terme de santé publique, soit pour sa pratique quotidienne »,
explique Didier Brunet.
Pour le
convaincre, Pfizer a fait appel à des agences de publicités spécialistes du
milieu médical, qui connaissent sur le bout des doigts les contraintes
réglementaires, et fournissent des pubs techniques publiées dans la presse
spécialisée pour médecins. Pfizer qui entretient de bonnes relations avec les
revues médicales ( Le quotidien du médecin, Le monde de la
médecine et surtout Le New England Journal of Medecin)obtient de
faire publier les résultats(satisfaisants) des études cliniques qu’il
finance.( …) Quand c’est possible, le chef de produit du labo, use d’un
argument d’autorité :la caution délivrée par des « patrons » de
la médecine.
Comment obtenir le soutien des ténors de la médecine publique ? « Un industriel intelligent prend en charge un certain nombre de jeunes médecins et se donne entre cinq et dix ans pour les voir nommés comme experts auprès des autorités gouvernementales en France, commission qui délivre les autorisations de mise sur le marché ou au sein de la Commission de contrôle de la publicité », explique le Dr Marc Girard, conseil en pharmacovigilance et pharmacoépidémiologie, expert auprès des tribunaux. Ce que me confirmeront deux publicitaires qui officient comme consultants dans ces commissions.
Tentative d’explication sur les
relations qu’entretiennent les industriels de la pharmacie avec certains
médecins : « L’industrie choisit ses leaders d’opinion à l’université,
explique Marc Girard. On publie leurs papiers, on finance des études cliniques à
raison de cinq mille ou dix mille francs français par patients recruté, on les
emmène dans des colloques à travers le monde pour qu’ils parlent…Ils sont
contents, les gars. En plus, ils n’ont pas l’impression qu’ils sont payés par
l’industrie. » Les aides financières apportées aux médecins sont acceptées
par la plupart d’entre eux sans qu’ils y voient de conflits d’intérêts. D’une
certaine façon, les industriels ont réussi à faire en sorte que ces pratiques
soient « normales »
La Commission nationale de l’informatique et des
libertés(Cnil) a constaté avec effroi que le labo Servier, qui financent les
« Conférences d’Hippocrate » dont la mission proclamée est de les
aider à préparer le concours de l’internat,… fichait les étudiants à des
fins douteuses. Elle a trouvé, lors d’une enquête menée à partir d’une plainte,
que les mentions « issue d’une famille honorablement connue, apolitique et
non inféodée à une idéologie quelconque », « bien élevée, elle est non
politisée ni revendicatrice »,ou « profil pas clair »,
« difficilement intégrable, taille physique », ou « pas le
profil(homosexuel) », figuraient parfois en face d’un nom. La Cnil a
dénoncé ces pratiques auprès du parquet de Nanterre. La Commission estime que
l’entreprise familiale possède une liste détaillée de plus de 50 000 noms qui
représente son vivier VRP .(…)
3.Comment les firmes pharmaceutiques
« organisent » des groupes de patients susceptibles d’être manipulés.
Exemple du Viagra. Il existe des groupes identiques pour le
Xenical.
Pfizer
pour son Viagra avance masqué. Plusieurs sources affirment que des associations
œuvreraient pour son compte, ce que le laboratoire dément formellement. Quand le Viagra a commencé à être
commercialisé, c’est sans doute par un heureux concours de circonstance que
plusieurs « associations » consacrées aux troubles de la sexualité ont
fleuri en Europe. Une par pays.En Franc, c’est l’Adir ( Assoc. pour le
développement de l’information et de la recherche sur la sexualité).Le nom de
Pfizer n’y est pas mentionné. Mais j’apprendrais plus tard que le labo finance
et fait concevoir par ses publicitaires les outils d’information. Ce serait une
sorte de gentleman’s agreement. L’Adirs sert les intérêts de Pfizer.
N’allez pas croire qu’il s’agissent de patients qui se sont regroupés
spontanément !
Les publicitaires de McCann-Erkson et de Publicis Wellcare en France confirment avoir déjà aidé à l’installation de ces associations-écrans, dotées chacune d’un conseil scientifique et d’un bureau tenu par quelques médecins de renom.
Plus généralement, le consommateur
joue un rôle croissant dans la prescription des médicaments. Dans Le
Monde, la journaliste Véronique Lorelle écrit : « Il
influence le médecin, voire exige de lui la prescription, en réclamant certains
médicaments parce qu’il en a entendu parlé… ». Ce que confirme un
porte-parole de Pfizer dans les colonnes du magazine américain Advertizing
Age. Ces annonces qui s’adressent aux consommateurs-patients,
« C’est simple, ça marche »,
explique-t-il.